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« Une crise, c’est la destruction des références »

« Une crise, c’est la destruction des références »

29.11.2022

Patrick Lagadec détaille les enjeux de la gestion de crises majeures.

Le chercheur français Patrick Lagadec était présent à l’auditoire de Pourtalès le 29 novembre à l’occasion de la rencontre des cadres. Spécialiste international de la gestion de crises majeures, il a présenté sa conférence « Naviguer en contexte chaotique – Défis, pièges, pistes, méthodes, préparation ». Interview.

- Quels sont les éléments clés qui permettent de définir une crise ?

- Patrick Lagadec : Une crise, c’est fondamentalement la destruction des références, la fragilisation majeure des fondamentaux.

- De quelle manière la gestion de crise a-t-elle évolué depuis vos débuts ?

- Elle est apparue en 1982 aux États-Unis, avec l’affaire du Tylenol (ndlr : série de meurtres par empoisonnement avec des gélules contaminées par du cyanure), puis elle a fleuri tous azimuts dans les années 1990. À l’époque, l'exigence c'était que les autorités puissent communiquer au plus vite les réponses, sans camoufler les réalités. Aujourd'hui, avant même de fournir les réponses, il s’agit déjà de pouvoir discerner les questions.

- Pourquoi ?

- Nos univers organisationnels sont tous confrontés à des méga-chocs, à l’accumulation de crises : climatique, sanitaire, économique, cyber, géopolitique... Ce nouvel état du monde appelle questionnement et réflexion au moment où les logiques dominantes de l’information et de la communication – qu’il s’agisse des réseaux dits « sociaux » ou de certaines chaînes d’information continue – s’inscrivent trop souvent dans l’instantanéité, la course à l’aveugle, la prime à l’opinion définitive. L’extravagance devient refuge, quand la seule sortie possible est dans le discernement. Mon métier consiste à redonner des éléments de repérage et de capacité de leadership pour naviguer dans cet univers chaotique, très déstabilisant pour ceux qui n’y sont pas préparés.

- En quoi la gestion de la crise sanitaire était-elle inédite ? 

- On a eu une expertise en grande difficulté qui, très vite, a été confrontée non plus à de l'incertitude mais à de l'inconnu. On ne pouvait donc plus appliquer les modèles de gestion. Il fallait en inventer, trouver des visions, des méthodes pour traverser ces difficultés, et pouvoir réamorcer l’efficacité et la confiance.

- Qu’avez-vous pensé de la gestion de la crise par les hôpitaux ?

- Un retour d’expérience de haute volée serait nécessaire pour répondre. Il aurait certainement fallu que les mobilisations inouïes dont ont fait preuve les soignants aient pu s’appuyer sur une préparation des établissements en matière de crise majeure. Certains s’y emploient désormais avec une préparation nouvelle de directeurs médicaux de crise. 

- Comment se préparer à gérer l'imprévu ?

- Il s’agit de dépasser les préparations classiques – absolument nécessaires – visant à consolider les aptitudes de chacun à répondre à des situations connues. La perspective doit être de doter les organisations de cultures permettant de traiter des situations de surprises de haute intensité. Pour cela, je propose la méthode que j'appelle « Force de réflexion rapide » : une cellule spécifiquement dédiée à investiguer les questions qui sont dans l’angle mort. Avec quatre interrogations clés : De quoi s’agit-il ? Quels sont les pièges ? Quelle est la cartographie d’acteurs ? Quelles impulsions possibles pour enclencher des dynamiques positives ?  Cette cellule agit en appui stratégique aux dirigeants. L’expérience montre que même un petit pas dans cette direction conduit à des progrès décisifs : on évite largement la tétanisation de longue durée, on discerne bien mieux les pièges, on parvient à ouvrir des voies utiles et crédibles. 

- Quels sont les pièges classiques ? 

- Se tromper de sujet, assurer qu’il ne se passe rien, mobiliser toutes les réponses convenues qui ne conviennent plus ou ne pas susciter la confiance parce qu’il apparaît à tous que l’on n’est pas préparé. Cela a marqué l’épreuve du Covid : « Ce n’est pas une urgence internationale », « le virus va rester en Chine », « le virus est en Italie, mais ne viendra pas chez nous », l’incapacité à mobiliser les ministres de la Santé européens… La non-préparation conduit rapidement à s’inscrire dans des logiques d’échec.

- Ces échecs ont-ils participé à la montée du complotisme ?

- Un monde qui échappe à nos repères existentiels déclenche nécessairement de grandes angoisses. En réaction, il est normal que certains, ou beaucoup, soient à la recherche d’explications simples et définitives qui seront d’autant plus rassurantes — et valorisées sur les plateaux TV et les réseaux – qu’elles effaceront d’un coup toutes les interrogations. Notre responsabilité est précisément de forger de nouvelles aptitudes pour parvenir à naviguer dans ces univers avec plus de robustesse, d’intelligence et d’efficacité.

- En situation de crise, toute vérité est-elle bonne à dire ?

- L’exigence actuelle en terme de transparence est à respecter. Cela ne signifie pas qu’il faille déverser n’importe comment ou quand les éléments dont on dispose. Il va s’agir de clarifier ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, voire ce que l’on ne pourra pas savoir dans le temps donné à la décision. Avec honnêteté, modestie et en montrant son implication responsable. 

- Un exemple de gestion de crise réussi ?

- Le grand verglas qui a plongé la moitié du Québec dans le noir en 1998. La capacité d’Hydro-Québec à mettre en place une organisation pour piloter l’action et à penser de nouveaux canaux de communication, ont permis de traverser une situation inédite.

- Et un exemple de crise mal gérée ?

- Disons que l’on est le plus souvent piégé quand les chocs sortent de nos logiques de référence. La canicule de 2003 : le défi des vagues de chaleur n’était pas intégré. Le cyclone américain Katrina en 2005 : le défi n’était pas le vent, mais l’eau. La grippe H1N1 : ce n’était pas le H5N1, ce que les États-Unis ont compris en quatre jours, quand en France, il nous a fallu 7 mois. Mais regardons vers le présent et l’avenir : nos crises seront de plus en plus hors-cadre. Nous devons nous préparer à ces nouveaux univers sinon « nous serons défaits à chaque bataille ».

Plus d’informations : https://www.patricklagadec.net