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Le RHNEmag est le magazine du Réseau hospitalier neuchâtelois. Publié deux fois par an, il traite de la vie de l'institution et de la santé en général au travers de reportages, de portraits et d'interviews

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La spécialisation médicale, une révolution

24.12.2018

Au gré des avancées de la médecine, les spécialités se sont multipliées et développées en l’espace d’une génération. Elles ont engendré une prise en charge plus efficiente sans éclipser le rôle fondamental des médecins internistes et généralistes.

Au début de mon parcours, quand j’ai commencé à l’hôpital de l’Ile, à Berne, presque tous les lits étaient sous la responsabilité de la médecine interne. Les spécialistes – infectiologues, hématologues, endocrinologues ou néphrologues – étaient des consultants. Comme ils généraient beaucoup de nouvelles découvertes, les lits de médecine interne ont été diminués pour faire place à des lits spécialisés», se remémore le Pr Raffaele Malinverni, médecin-chef du département de médecine de l’Hôpital neuchâtelois (HNE), qui s’apprête à prendre sa retraite. «Dans le même temps, la médecine interne a poussé l’épidémiologie clinique, son domaine de recherche, pour améliorer les pratiques cliniques, la prise en charge des facteurs de risque et éviter les réhospitalisations ».

 

« On ne trouve plus de chirurgiens qui opèrent à la fois des ventres, des tumeurs du sein et des pathologies thoraciques. »

 

En une génération, la configuration du corps médical s’est métamorphosée. On ne trouve plus de chirurgiens qui opèrent à la fois des ventres, des tumeurs du sein et des pathologies thoraciques. Ni de chefs de médecine qui gèrent tous les cas, dont la pédiatre et les soins intensifs. Avec des connaissances, des pratiques et des technologies toujours plus pointues, les spécialisations se sont multipliées et développées. Aujourd’hui 46 titres de spécialistes sont délivrés par l’Institut suisse pour la formation médicale (ISFM). Ils se prolongent par 37 formations approfondies et des cursus complémentaires. Cette évolution implique également les métiers de soins – infirmiers, physiothérapeutes, ergothérapeutes.

Dans les salles d’opération, les spécialisations ont commencé à émerger dans les décennies d’après-guerre. Jusque-là, les chirurgiens étaient généralistes, avec des résultats plus ou moins satisfaisants. «Pour les opérations de la carotide, par exemple, le taux de mortalité était assez élevé», illustre le Dr Ivan Bruschweiler, médecin-chef au sein du Département de chirurgie de l’HNE.

En 1993, ce Genevois d’origine est engagé à Neuchâtel pour développer la chirurgie vasculaire, alors aux mains des chirurgiens généralistes. Avant de devenir spécialiste, il a effectué de la chirurgie générale, opérant os et organes. «En ce temps-là, les médecins assistants subissaient le baptême du feu! On travaillait jour et nuit durant les gardes et on se retrouvait à devoir gérer seul des diagnostics compliqués. Il n’y avait pas encore de SMUR, ni chef de clinique aux urgences. Quant au «patron», le référent, il n’était pas toujours atteignable le soir ou le week-end. On savait aussi que si on l’appelait au milieu de la nuit, on se ferait engueuler…»

Diagnostic, traitements, matériel, organisations des soins, des améliorations ont été introduites à tous les niveaux. «Les spécialisations, qui résultent des progrès de la médecine, ont engendré des résultats sensiblement meilleurs pour les patients», analyse le Dr Bertrand Kiefer, médecin et rédacteur en chef de la Revue médicale suisse. «Prenez les instruments chirurgicaux et les plateaux techniques, ils sont différenciés selon la zone du corps opérée. Des outils ont été développés  spécifiquement pour chaque articulation. Il faut des gens formés pour être en mesure de les utiliser.» Et de relever que certaines spécialités médicales se prolongent par des ultra spécialisations, à l’instar de la cardiologie pédiatrique. En gastroentérologie, il y a des experts du côlon, des voies biliaires ou des maladies inflammatoires, ce qui fait dire au Pr Malinverni que la gastro-entérologie généraliste est en voie d’extinction.

Dans le canton de Neuchâtel, les chirurgiens spécialisés sont arrivés petit à petit, après le premier orthopédiste (vers 1960). Les interventions urologiques étaient effectuées par un généraliste jusque dans les années 1980 quand un spécialiste a pris le relais. «Nous avons aujourd’hui de meilleures connaissances des pathologies et des nouvelles technologies qui permettent de pratiquer des opérations plus longues», observe le Dr Bruschweiler. «Mais les gestes chirurgicaux sont devenus tellement compliqués qu’il faut un spécialiste pour les pratiquer. En urologie par exemple les interventions ont été révolutionnées par la fibre optique.»

Quand le Pr Raffaele Malinverni est arrivé à Neuchâtel en 1999 pour reprendre les rênes du département de médecine, «il n’y avait pratiquement aucun spécialiste à l’hôpital. On faisait appel à des intervenants externes qui venaient sur invitation.» Mais cette pratique avait ses limites, en particulier pour les patients polymorbides, toujours plus nombreux. 60% des personnes de plus de 65 ans souffrent de plusieurs affections simultanément, rapporte le Bulletin des médecins suisses, dont certaines cumulent problèmes cardiaques, pulmonaires et hépatiques. Le chef du département de médecine a entrepris d’introduire quatre spécialités en consultation ambulatoire à l’hôpital pour répondre aux standards actuels. «En analysant la situation, j’ai estimé qu’il fallait un pneumologue et un gastro entérologue pour être en mesure d’offrir aux patients hospitalisés un suivi adéquat.»

Les AVC en constante augmentation l’ont conduit à développer une prise en charge plus efficiente, sous la forme d’un Stroke Unit (le pays en compte 13) avec lits assignés. Il est dirigé par la Dresse Suzanne Renaud, neurologue, qui travaille en collaboration avec le Stroke Center de l’hôpital de l’Ile, à Berne. Quatrième spécialité, la cardiologie non-interventionnelle a été introduite voilà deux ans pour traiter les patients souffrant d’insuffisance cardiaque, d’arythmies ou de cardiopathies. «Ces spécialistes ont une consultation ambulatoire et suivent les patients hospitalisés», indique le Pr Malinverni. «Les malades dont les symptômes sont peu clairs, c’est justement le domaine historique de la médecine interne.»

 

« On aura toujours besoin d’un praticien qui suit, qui écoute, qui décode l’humain derrière le patient »

 

Quoi qu’il en soit, l’interniste demeure l’interlocuteur privilégié du malade et le responsable de son parcours hospitalier. «Notre rôle est d’intégrer le patient dans la démarche, en lui fournissant une communication claire, et de coordonner les spécialistes. Tant que l’on respecte certaines règles, cette prise en charge pluridisciplinaire est clairement un avantage pour le patient: trois cerveaux qui réfléchissent à un problème, c’est mieux qu’un seul! S’éloigner de la médecine paternaliste d’autrefois est positif, car le boss ne sait pas tout.» 

Dans de nombreux secteurs spécialisés, des certifications ont été introduites pour garantir des standards de qualité, avec l’exigence d’un minimum de cas. Il a été établi que pour des opérations et des traitements ciblés, le niveau des prestations augmente avec le nombre d’actes effectués. Le Dr Bruschweiler fait remarquer que la chirurgie générale a d’ailleurs quasiment disparu: «A part les incisions d’abcès, il ne reste plus grand-chose…» 

Jusqu’où iront les spécialisations? «La médecine moléculaire permet déjà d’établir des traitements plus précis. Elle fait de moins en moins la distinction entre les organes pour se focaliser sur le type de molécules. De ce fait, elle décloisonne les spécialités pour mieux cibler les maladies», observe le Dr Bertrand Kiefer. «On voit arriver l’intelligence artificielle, qui permettra de décrypter radiographies et scanners de manière systématique, des robots pour certains actes chirurgicaux et
d’autres technologies évoluées. La carte des spécialités va sans doute être remodelée, mais la médecine interne et généraliste ne changeront pas: on aura toujours besoin d’un praticien qui suit, qui écoute, qui décode l’humain derrière le patient, c’est très important! Internistes et généralistes continueront d’assurer ce rôle. On voit de plus en plus de personnes qui portent des bracelets connectés pour mesurer leurs données en lien avec la santé. Il faudra, au bout du compte, un professionnel pour les interpréter.»

 

« Le travail d’équipe est devenu indispensable » 

Entretien avec Bertrand Kiefer, médecin, rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse et ancien membre de la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine

HNE Mag: Comment les spécialisations sont-elles apparues ?

Bertrand Kiefer: Elles se sont mises en place au gré des découvertes et des progrès de la médecine, se concentrant autour d’un organe (cardiologie, pneumologie, etc). Certaines s’intéressent à la tranche d’âge (pédiatrie, gériatrie). D’autres spécialités ont des origines composites, comme l’imagerie médicale, la médecine intensive, palliative, d’urgence... Elles offrent aux patients une meilleure prise en charge en termes de survie et de qualité de vie. Quand je me formais dans les années 80, beaucoup de patients mourraient d’un infarctus du myocarde : aujourd’hui, le processus de prise en charge est sensiblement plus performant, on survit plus souvent et on peut souvent vivre comme avant. Mais je pense que l’ancienne répartition des spécialités est parvenue à ses limites et qu’elle va changer, car de nombreuses maladies s’expriment dans plusieurs organes. Quand on traite un infarctus cardiaque, on doit aussi s’intéresser aux vaisseaux sanguins, aux problèmes de lipides dans le sang, etc.

En quoi la spécialisation a-t-elle changé le processus de prise en charge dans hôpitaux?

C’est beaucoup plus structuré qu’auparavant. Mais cela suppose de nouvelles coordinations. Dans certains cancers, par exemple, un « tumor board » réunit tous les acteurs de la prise en charge (oncologue, chirurgien, généraliste…) car chacun ne possède qu’une partie du savoir. Ensemble ils vont trouver ce qu’il y a de mieux à proposer. La somme des connaissances acquises dans des domaines comme celui-ci fait que la gestion est complexe. Le travail d’équipe est devenu indispensable. Plus la médecine devient technique et ultraspécialisée, plus le rôle de l’interniste-généraliste est important. C’est lui qui a la vision globale du dossier, qui coordonne l’ensemble, qui s’explique et échange avec le patient. Il y a souvent deux ou trois options thérapeutiques qui ont chacune des avantages et des inconvénients. L’interniste pourra présenter ces options et aider le patient à décider.

Qu’est-ce qui ne changera pas?

Même si la médecine se dirige vers des technologies très évoluées, l’écoute et le suivi du patient demeurent primordiaux. Il ne faut pas que le système de santé mette tout l’argent dans la spécialisation, il doit aussi en investir dans la médecine générale et interne. Dans le cas des maladies chroniques, le rôle des infirmières ou ergothérapeutes est aussi important, car elles permettent souvent au médecin traitant de savoir comment faire au mieux avec telle personne qui oublie par exemple de prendre ses médicaments. Ces acteurs sont indispensables pour humaniser une médecine toujours plus technique.

 

Les professions de soins aussi concernées

Le service d’ergothérapie de l’HNE dispose de spécialistes dans des domaines variés comme les pathologies de la main ou les troubles de la déglutition

A l’instar d’autres professions de soins, l’ergothérapie a beaucoup évolué en quelques décennies. Ses balbutiements remontent à deux cents ans, mais sa pratique s’est significativement développée au cours du XXe siècle. Dès 1900, on commence à mettre en place des activités occupationnelles centrées sur le patient. A partir des années 50, on reconnaît la personne dans ses besoins et des fondements théoriques sont posés.

Le paradigme change dans les années 1980: les dimensions psychologiques et sociales viennent compléter l’approche très bio-mécanique alors en vigueur. «Depuis, on prend en compte le patient dans sa globalité, en tenant des facteurs environnementaux et personnels », résume Anne-Christine Miaz, cheffe du Service d’ergothérapie à l’HNE. «Nous établissons un bilan des occupations de la personne et évaluons ses capacités dans son environnement.» Dans la pratique, les ergothérapeutes cherchent à définir, avec le patient, des objectifs qui lui permettent de retrouver un équilibre satisfaisant dans ses activités quotidiennes habituelles. Le patient est ainsi actif dans son traitement. Depuis la création de l’HNE en 2006, le service d’ergothérapie s’est étoffé pour répondre aux besoins de la réadaptation. Ses 27 collaborateurs (20.8 EPT), présents sur tous les sites hospitaliers, travaillent de manière transversale, avec les mêmes procédures. Les interventions à La Chrysalide sont assurées par les ergothérapeutes de l’hôpital de La Chaux-de-Fonds.

Actifs tant dans les unités de soins aigus qu’en réadaptation et en ambulatoire, les membres du service s’occupent des patients limités dans leurs activités quotidiennes, quel que soit leur âge. «Nous intervenons en pédiatre, en médecine, en oncologie, orthopédie, gériatrie…», expose Anne-Christine Miaz. Généralistes en sortant d’une HES, les ergothérapeutes se spécialisent ensuite en fonction des exigences de leur poste et de leurs intérêts. Certains suivent des formations complémentaires dans des domaines particuliers, lombalgies, troubles de la sensibilité, orthèses, positionnement par exemple. Le service compte plusieurs spécialistes dans les domaines suivants: pathologie de la main, trouble de la déglutition, amputés, neurologie, répartis sur plusieurs sites.

L’équipe travaille depuis ce printemps avec le dossier informatisé du patient. «Nous pouvons désormais prendre connaissance de l’ensemble de son parcours à l’HNE et de son suivi élargi», explique la cheffe de service. Un outil de travail précieux qui permet à l’ergothérapeute clinicienne de pouvoir coacher un collègue ergo dans une situation complexe ou problématique, quel que soit son lieu de travail.